Tout au long de l’histoire européenne, le corbeau a été considéré comme un oiseau de malheur, un dévoreur de cadavres, un propagateur de peste, un compagnon des sorcières.
Cet animal a été ainsi craint, honni et souvent massacré par le passé. Mais depuis près de vingt ans, des ornithologues s’intéressent à ces oiseaux et donnent une autre vision d’eux.
Mon maître de thèse Philippe Gramet, directeur de recherche en faune sauvage à l’Institut nationale de la recherche agronomique (INRA) avait été un précurseur dans ce domaine puisque dès les années 1950, il avait consacré une partie de ses travaux à l’étude du comportement de ces volatiles.
L’un de ses sujets d’étude l’avait particulièrement marqué et il avait entretenu des rapports très privilégiés avec ce dernier, à l’origine d’anecdotes cocasses qu’il adorait me raconter. Philippe Gramet avait attiré mon attention sur leur intelligence et je n’ai plus jamais regardé de la même façon ces oiseaux si peu gracieux physiquement et vocalement.
Les corbeaux et leurs cousins seraient non seulement les plus intelligents des oiseaux mais pourraient être bien plus malins encore que les primates. Dans la culture littéraire ou populaire, on trouve des traces de cette intelligence. Ainsi dans la fable d’Ésope (620- 564 av. J.-C.), La Corneille et la cruche, la corneille assoiffée et désespérée, a une idée : elle se saisit d’un caillou et le laisse tomber dans la cruche. Elle en met un autre, puis un autre, et ainsi de suite. Peu à peu, l’eau monte dans le récipient et bientôt l’animal peut étancher sa soif.
Détail amusant, cette expérience a été reproduite chez les corvidés, les grands singes et chez les enfants, et il s’avère que les enfants n’ont pas été si bons que cela…
Mais de quelle population d’oiseaux parle-t-on ?
Les corvidés appartiennent au groupe des passereaux, des oiseaux chanteurs (même si tous ne chantent pas). Dans la famille des corvidés, on a le genre Corvus, qui rassemble le grand corbeau, les corneilles, le corbeau freux, les pies.
En Europe, on en compte six ou sept espèces et dans le monde, presque trente. Les classifications changent un peu en fonction des époques.
Un grand nombre d’espèces se ressemblent avec des petits particularismes sur les modes de vie sociales. Par exemple, certaines sont très sociales, très grégaires et vivent en communauté.
Parmi les plus sociales, on compte en Europe le corbeau freux, le choucas des tours et le chocard à bec jaune. Les craves, quant à eux, sont solitaires. Certains corvidés vivent dans des groupes plus petits, familiaux comme les corneilles. Les grands corbeaux ont une vie territoriale délimitée, une fois qu’ils sont en paire.
Les couples s’installent sur un territoire et ont pendant un certain temps leurs jeunes avec eux, mais ils ne forment jamais un groupe élargi comme les corbeaux freux.
Hormis les pôles, il y a des corvidés un peu partout sur la planète. Ils sont capables de s’adapter à différents écosystèmes. D’ailleurs leur régime alimentaire varie selon les espèces, ce qui est un avantage. On a toujours en tête l’image du corbeau qui mange de la viande mais c’est loin d’être le cas de tous les corvidés. Ainsi l’on reproche souvent aux corbeaux freux d’aller manger les semis dans les champs.
En France, les oiseaux que l’on voit en ville et qu’on appelle des corbeaux sont la plupart du temps des corneilles. Les grands corbeaux sont plutôt des oiseaux de montagne. Le grand corbeau, Corvus corax, est très rare en France. On le trouve encore dans les Pyrénées et dans les Alpes. Il a la taille d’un aigle.
En zone urbaine, ce que l’on voit plus facilement, c’est la corneille noire. Les corbeaux freux sont plutôt dans les zones cultivées. Ils sont assez reconnaissables à leur bec clair presque blanc, avec une trace. On voit leurs narines alors que les corneilles ont le bec noir. Certaines espèces de corvidés sont protégées tandis que d’autres sont considérées comme nuisibles.
Dans notre pays, le grand corbeau fait partie des espèces protégées ainsi que les espèces rares comme le casse-noix moucheté, le crave et le chocard.
En revanche, sur six espèces d’oiseaux classés nuisibles en France, il y a quatre espèces de corvidés : la pie bavarde, le geai des chênes, le corbeau freux et la corneille noire. Ce qui veut dire qu’on peut les abattre à peu près n’importe quand, même en dehors des périodes de chasse.
Qu’en est-il de leur intelligence ?
Une étude publiée mi-juillet 2017 dans la revue Science montre que les grands corbeaux sont capables de planification. Dans cette expérience, on leur propose d’anticiper : avant d’en avoir besoin, il faut récupérer un outil et le garder avec eux pour pouvoir l’utiliser plus tard. Le but est de savoir si le corbeau peut se projeter dans le futur.
Une étude a été réalisée avec 17 heures entre la présentation de l’objet et le moment où l’oiseau peut répondre à la tâche. Cette expérimentation montre que l’animal est capable de se projeter sur le long terme, ce dont on n’avait pas la preuve formelle. Cela montre à quel point on a sous-estimé l’intelligence de ces oiseaux.
Les mêmes manipulations ont été faites avec les grands singes. Les meilleurs sont les orangs outans. Les chimpanzés réussissent mieux dans l’utilisation d’outils que dans la planification d’échange. Les corvidés ne sont pas naturellement utilisateurs d’outils dans le milieu naturel (en tout cas ceux de l’espèce testée) et ils ne font pas d’échange spontanément avec des humains et pourtant ils ont montré des capacités d’adaptation et de flexibilité remarquables.
D’autres chercheurs travaillent également sur la composante sociale de l’intelligence des corvidés.
Vivre dans un groupe social implique de se souvenir des interactions avec les voisins, qui s’est fâché avec qui, qui est le dominant, qui a tel ou tel rôle etc… Si, de plus, ces animaux ont une durée de vie importante, ces échanges sont de plus en plus riches et variés. Il s’avère que les corvidés répondent à ces caractéristiques. Un grand corbeau vit quarante, cinquante ans…
Les corvidés ont des associations sociales diverses : les choucas vivent en grande colonie tandis que les pies azurées sont en couple parental accompagné de leurs jeunes.
Si l’on sait que chez les primates il existe des sociétés complexes, on a récemment découvert que les corvidés ont aussi des systèmes sociaux élaborés. Même ceux d’entre eux considérés comme solitaires – vivant en couple ou en famille – ont passé leur jeunesse en groupes sociaux et sont donc capables d’entrer en compétition avec les autres pour la nourriture, pour la recherche d’un partenaire, ainsi que de coopérer. On peut voir cinq ou six corneilles faire ce qu’on appelle du mobbing (du harcèlement) pour chasser une buse hors de leur territoire.
Nous sommes face à une grande diversité des relations sociales, des amitiés et des liens privilégiés avec le partenaire sexuel.
On parle de monogamie chez les corvidés, ce qui est assez rare en termes de sélection naturelle puisqu’on a tendance à penser que la polygamie (ou la multiplication des partenaires sexuels) favorise la dissémination du patrimoine génétique.
Chez les primates, il y a des groupes multimâles ou multifemelles dans lesquels un individu prend la dominance et a plus de possibilités de transférer ses gènes que le dominé…
Chez les corvidés, c’est différent car la plupart d’entre eux sont associés à un partenaire, le même pendant plusieurs années. Ils peuvent se ré-apparier s’ils perdent leur « moitié » mais il n’y aura pas de diffusion génétique à toute la colonie.
Si le système social influe sur les capacités cognitives (ou d’acquisition des connaissances), à un moment de l’histoire de ces espèces, il a stimulé les individus parce qu’il n’y a plus de problèmes de coopération et et de compétition à résoudre et les plus intelligents, qui ont survécu à cet environnement social complexe, ont transmis cela aux générations suivantes.
Certains corvidés auraient de plus la capacité de penser l’état mental d’autrui.
Tester cette question en mode non verbal est délicat, mais il s’avère que les corvidés sont d’excellents sujets. Il y a beaucoup d’espèces chez ces volatiles qui cachent leur nourriture : le geai américain par exemple, le buissonnier, le geai des pinèdes, le geai des chênes. Les choucas ne cachent pas mais les grands corbeaux sont capables de dissimuler un nombre extraordinaire de graines dans des centaines d’endroits et de les retrouver par la suite. Ils ont une mémoire phénoménale.
On s’est rendu compte également que ces corbeaux, quand ils étaient observés en train de cacher, allaient cacher ailleurs. En conclusion, cet animal comprend donc ce que l’autre voit et ce qu’il faut faire ou non pour cacher sa nourriture.
Presque tous les corvidés sont capables de percevoir le regard qui les observe et de modifier leur comportement en conséquence.
Des chercheurs autrichiens ont montré récemment qu’un grand corbeau, isolé dans une pièce avec un judas, expérimente le dispositif et comprend que lui-même peut être observé à travers la porte. Il se comporte différemment selon que le judas est obstrué ou non. Pourtant, il n’entend rien, il ne voit rien, mais il part du principe que potentiellement il peut être observé, puisque lui peut voir la pièce à côté et il modifie ses cachettes. Cette expérience doit être répliquée mais elle est fabuleuse en termes de théorie de l’esprit.
La question que l’on peut se poser est : qu’est-ce qui peut expliquer cet avancement des corvidés par rapport aux autres espèces d’oiseaux ?
On a cru que les corvidés, les oiseaux en général, avaient un cerveau reptilien c’est-à-dire un cortex différent de celui des mammifères. Dans les années 2000, on est revenu sur cette hypothèse : il s’agit du même type de tissu neuronal. Chez les mammifères il est organisé en couches dans le cerveau sur la partie corticale alors que chez les corvidés et les oiseaux en général, ce sont des noyaux qui se regroupent, des « clusters » de cellules. Pour autant, c’est le même tissu, donc les cellules fonctionnent de la même manière et on trouve les mêmes neurotransmetteurs.
Finalement on a quelque chose de tout aussi efficace que chez nous. Ce n’est pas la même structure mais in fine cela permet probablement d’avoir le même type d’efficacité.
De plus on constate que les corvidés (avec les perroquets) ont proportionnellement le plus gros cerveau de tous les oiseaux. Pour marquer les esprits, on dit que proportionnellement à la taille de leur corps, le cerveau des perroquets et des corbeaux est équivalent à celui d’un grand singe, d’un chimpanzé. Mais les oiseaux ont cette contrainte : le vol. Il leur faut s’alléger au maximum.
Une étude, publiée en 2016, a démontré que les oiseaux avaient parfois autant, voire plus de neurones que les grands singes. On s’est rendu compte que l’organisation de ces neurones était différente, notamment dans le cortex préfrontal. Le cerveau d’un oiseau est lisse, il n’y a pas de circonvolutions comme chez un mammifère. Ses neurones sont plus courts, plus concentrés et permettent des échanges rapides.
L’évolution qu’a suivie le cerveau des oiseaux n’est pas tout à fait la même que celle du cerveau des mammifères, mais les mécanismes impliqués sont similaires. Comme si finalement, il n’y avait pas vraiment d’alternative pour l’émergence de capacités cognitives complexes hors des bases communes qui sont les neurotransmetteurs, les tissus neuronaux…
Si différents et pourtant si proches…
J’espère que cet article vous aura permis d’avoir un autre regard sur ces oiseaux au physique souvent ingrat et à la réputation sulfureuse mais dotés d’une intelligence extraordinaire.
Après La Planète des singes, à quand La Planète des corbeaux ?
Nous oublions trop souvent que nous n’avons pas le monopole de l’intelligence et je serais curieuse de savoir comment ces oiseaux plutôt disgracieux pour beaucoup d’entre eux envisagent-ils leur monde et comment diffère-t-il du nôtre ?
Source : Papiers La revue de France Culture n° 24 avril- juin 2018 Le corbeau plus fort que le chimpanzé pages 46-51
Cet article a été rédigé par le Dr CARRERE